Être Témoin de Jéhovah, c’est passer chaque seconde de sa vie avec la honte comme compagne de voyage. La honte, elle te colle aux baskets comme de la boue un jour de pluie. Elle est toujours là quelque part, elle t’attend à chaque faux pas, à l’autre bout de chacun décision, et, si elle te laisse un peu de répit, c’est juste pour mieux t’accabler plus tard. Elle t’écrase alors de tout son poids, à grands coups de culpabilité et de haine de toi.
J’ai été élevée parmi les Témoins de Jéhovah et, à dix-neuf ans, j’ai choisi d’en partir. Et pourtant, il m’aura fallu plus de dix ans pour me débarrasser de cette honte collante qui a longtemps noirci chacun de mes fous-rires, chaque petite bribe de bonheur qui passait dans ma vie. La honte, c’est le pouvoir que ces gens-là exercent sur toi, au plus profond de toi, qui t’empêche de dormir, qui t’empêche de grandir, qui t’empêche de vivre.
La honte, elle s’immisce partout. Elle te prend de cours à quatre ans quand tu refuses de manger du gâteau d’anniversaire et que tu es condamnée à passer l’heure qui suit à colorier dans ton coin. Elle te suit quand tu te surprends à en avoir envie de ce fameux gâteau.
Elle te hante à seize ans quand tu passes ton samedi matin à cogner aux portes dans des vêtements sortis tout droit de la “Petite Maison dans la Prairie” et que tu pries pour que personne ne réponde. Elle te terrasse quand tu t’aperçois qu’avec des idées pareilles, Dieu ne voudra surement plus de toi.
Elle est perfide, la honte, elle contrôle tes actions et même tes pensées. Elle te surprend à dix-sept ans quand tu voudrais juste être comme tout le monde, sortir avec tes amies, embrasser des garçons, te maquiller en cachette. Elle t’afflige quand tu comprends que tu ne seras jamais assez bien, assez pur, assez droit pour être aimé pour toi. Elle te frappe à dix-neuf ans, quand tu fais face à deux quinquagénaires, chacun d’entre eux pouvant être ton père, et que tu vois ton intimité étalée, souillée, décortiquée. Elle te coupe le souffle quand tu réalises que dorénavant, tu n’auras plus de famille, qu’il te faudra affronter seul le reste de ta vie, à moins, (à moins !) que tu renies tout ce que en quoi tu crois désormais. À moins que tu renonces à ta liberté, à moins que tu choisisses la sentence, la punition, l’humiliation, la repentance.
Elle est tenace, la honte, même après des années. Elle refait surface à un coin de rue quand tu croises ceux qui ont partagé tes doutes d’adolescente et que tu les vois changer de trottoir. Elle te met mal à l’aise quand finalement tu te décides à porter cette petite robe rouge, un peu trop voyante, un peu trop moulante, un peu trop…vivante. La honte m’a accompagnée pendant tellement d’années que l’abandonner c’était perdre une partie de mon identité. Il a fallu reconstruire pierre après pierre le vide qu’elle avait laissé.
À 19 ans, j’ai choisi la liberté. J’ai choisi de dire adieu à toutes les choses qui constituaient jusque là ma vie. J’ai choisi, certes, mais on ne se débarrasse pas si facilement des schémas psychologiques qui ont été construits dès l’enfance. Alors que je pensais avoir tourné cette page, le pouvoir qu’exerçait sur moi cette organisation était, lui, loin d’être aboli. C’est là qu’ont commencé les angoisses et les crises de panique.
Pendant des années, ce qui paraît normal à la plupart des gens était pour moi une torture : passer Noël en famille (pas la mienne évidemment), partir en week-end avec mon amoureux, fêter un anniversaire, célébrer le nouvel an. Autant d’occasions de renouer avec ma bonne vieille copine d’antan, la honte, et d’expérimenter avec elle des sensations nouvelles. Alors que je n’aspirais qu’à croquer à pleines dents cette vie normale, mon corps recrachait avec violence des années d’endoctrinement. Au lieu de savourer ces instants de bonheur, je me retrouvais pliée en deux, physiquement malade, tremblant de tous mes membres, secouée de nausées.
Elle est vicieuse, la honte, elle revient parfois sous des formes insoupçonnées. Parce que s’avouer vaincue est hors de question, parce que le désir de liberté est plus fort que tout, parce que vivre ainsi c’est mourir à petit feu, tu commences à la prendre à contre-pied, cette foutue honte. Parce qu’elle ne peut pas gagner, parce que toutes ces souffrances doivent cesser, parce que la boue a tout envahi et que tu ne sais plus faire le tri, tu finis par avoir honte d’avoir honte. Tu bois trop, tu fumes sans compter, tu donnes ton corps sans aimer, et tu te perds un peu plus après chaque bouffée de fumée, après chaque verre de plus.
Tu te regardes dans le miroir et tu ne sais plus qui tu es, ou même si tu l’as déjà su. Alors vient la peur, la peur de ne jamais plus retrouver le chemin vers toi-même, la peur de toujours agir en réaction à, plutôt que parce que c’est ton propre choix. Tu finis par douter de tout car tu cherches, derrière chaque opinion, chaque décision, des traces de cet endoctrinement. Tu te demandes si c’est lui qui parle quand tu t’affirmes, tu te demandes si ce sont vraiment tes mots qui sortent de ta bouche.
Et puis, quand tu as épuisé toutes les phases de la honte et de la peur, il te reste la peine, la peine de savoir que ceux que tu aimes le plus au monde subissent encore chaque jour ces abus et ces manipulations. La peine de les voir vivre avec ce sentiment de ne jamais être assez bien. La peine de ne connaître que trop leur honte et d’en être parfois la cause. Et enfin, la peine de les faire souffrir juste pour avoir suivi ta propre voie.
Après tout ça, il y a encore une vie à vivre, un monde à reconstruire. Sur mon chemin, j’ai eu la chance de croiser ceux qui m’ont aidé à porter les pierres de ma reconstruction. Ils m’ont donné le goût de la liberté et les armes pour la regagner. Ils ont su écouter sans juger et m’ont aidé, souvent sans le savoir, à retrouver le chemin vers moi-même. À tous ceux-là, je voudrais dire merci.
Si tu lis cette histoire et que tu t’y retrouves un peu, si tu te demandes à quoi bon, si tu as peur, si tu manques, peut-être, de courage, laisses-moi juste te dire ceci : il y a une vie après la honte, et elle est merveilleuse… On dit parfois que la liberté n’a pas de prix, pourtant elle peut parfois coûter cher. Elle m’a coûté ma famille, elle m’a causé des douleurs que je pouvais pas soupçonner et pourtant pour rien au monde jamais je n’y renoncerai.