Anaïs

A

Elle faisait confiance, Anaïs. Elle était de celles qui regardent l’avenir avec assurance, optimisme, même. Elle observait le monde avec ses grands yeux bleus et le trouvait toujours à la hauteur.

Elle avait ce talent rare, cette vertu qui lui permettait de traverser la vie et ses orages sans se soucier le moins du monde des traces que laissaient sur son âme les violentes bourrasques. Elle avançait, le menton fier et le cœur léger, en sautant à pieds joints par-dessus les obstacles. Quand bien même elle trébuchait, elle se relevait en riant, époussetant d’une main distraite les traces que la chute avait laissées sur ses vêtements.

Elle ne rêvait pas sa vie, Anaïs, mais elle vivait là-haut, sur son nuage. Doux songe ou terrible cauchemar, peu lui importait tant qu’il lui restait son petit monde de coton qui n’existait que pour elle. Certains avait bien essayé, parfois, de la ramener sur Terre, mais tous avaient échoué. D’un sourire, elle avait balayé leurs inquiétudes et elle était repartie, plus rêveuse encore, la tête plongée dans un livre ou le nez pointé vers le ciel. Parfois, il lui arrivait de tendre sa petite main potelée pour vous entraîner dans une course aux papillons ou dans une nouvelle aventure.

Anaïs avait cette certitude tranquille que ne connaissent que ceux qui ont déjà beaucoup vécu. Elle avait pourtant toujours été comme ça. Toute petite déjà, elle s’embarrassait peu des préoccupations de ses congénères. Son apparence ne lui importait guère bien qu’elle mettait un point d’honneur à toujours laisser flotter au vent ses longs cheveux blonds. Elle savait ce qu’elle voulait, Anaïs, et la faire changer d’idée tenait du miracle. Pourtant, jamais elle ne s’agaçait ni ne perdait patience. Elle vous regardait simplement, avec ce reflet espiègle dans les yeux qui annonçait que vous aviez perdu.

Tout avait commencé de manière insidieuse. Les premiers doutes avaient germé dans son esprit audacieux le jour où elle était sortie sans chandail, certaine que les prévisions de Monsieur Météo étaient sans aucun doute incontestables. Quand elle était rentrée, quelques heures plus tard, trempée jusqu’aux os et tremblante de froid, son assurance avait commencé à s’effriter. Dans son esprit candide, cette infortune prenait des allures de gros mensonge. Comment pouvait-on annoncer un grand beau temps sans être certain de son fait ? Cela la dépassait. On oublia vite l’incident mais, parfois, à l’heure du bulletin météo, on pouvait voir un éclair méfiant troubler son regard d’ordinaire si candide.

Plus tard, quand Marie-Lou, sa meilleure amie, avait soudainement décidé de l’ignorer, elle avait eu le cœur tellement gonflé de chagrin que son air maussade avait fini par inquiéter son entourage. Les deux amies s’étaient jurées (« croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer ») de ne jamais se séparer et de ne jamais laisser rien ni personne n’ébranler leur amitié. Pourtant, Marie-Lou semblait avoir bien vite oublié ses promesses quand il était devenu évident qu’Anaïs et ses songeries ne remporteraient jamais les suffrages de popularité de leurs camarades. Lorsqu’on avait su ce qui troublait son âme d’habitude si joviale, on avait ri de bon cœur et essuyé d’un revers de main ces petits tracas anodins. Le proverbe « une de perdue, dix de retrouvées » avait été la formule magique qui effacerait les sillons de larmes incrustés sur ses joues.

Le temps avait filé et on était bien vite passé à autre chose. D’ailleurs, quelques semaines plus tard, Anaïs avait retrouvé son entrain et semblait plus que jamais décidée à prendre la vie du bon côté. On la voyait parfois, absorbée dans un roman, les sourcils froncés ou bien riant aux éclats plongée dans les péripéties facétieuses d’un héros de papier.

Alors que s’arrondissaient ses formes d’adolescente, les cris avaient remplacé la tendresse qui liait jadis les deux êtres qu’elle aimait le plus au monde. Pour échapper au vacarme familial, Anaïs avait noyé sa confusion dans l’intégrale de Balzac. Les personnages hauts en couleur l’avaient épargnée pour un temps du drame qui se jouait sous ses yeux. Mais quand celui qu’elle voyait comme son éternel protecteur avait claqué la porte, il avait emporté dans son ombre une petite partie elle-même. Dans les mois qui avaient suivis, pas une larme n’avait roulé sur ses joues pâles. Elle avait cadenassé la douleur quelque part au fond de son cœur.

Malgré sa peine, Anaïs refusait de croire que les histoires d’amour n’existent que dans les livres. Son âme bohème n’avait jamais cessé d’imaginer celui qui apaiserait enfin sa peau brûlante et ses envies gargantuesques. Refusant de revoir ses rêves à la baisse, elle avait consciencieusement écarté tous les prétendants à l’imaginaire rabougri et ceux qu’elle jugeait trop terre-à-terre ou vaguement endormis. La grande passion qu’elle attendait se devait d’être bâtie par deux êtres dont l’esprit volerait au milieu des oiseaux.

Elle était tombée sur Philippe, littéralement. À force d’arpenter les rues la nuque penchée, à déchiffrer les vers d’un obscur poète, elle avait fini par trébucher, les pieds entravés par les pavés instables qui tanguaient sous ses pas. Le jeune homme l’avait rattrapée au vol, d’un geste souple et gracieux. Alors qu’il s’inquiétait de son état, Anaïs n’avait pu s’empêcher de remarquer le petit carnet bleu taché d’encre qu’il s’était empressé de camoufler. Piquée par la curiosité, elle avait prétexté une cheville douloureuse pour l’entraîner dans un café. Là, à l’abri des regards, elle avait réussi à percer le mystère que Philippe cachait jalousement dans sa poche intérieure.

À la lecture des premières rimes, Anaïs avait été saisie par l’intransigeante beauté des mots de son sauveur. Une larme discrète s’était même glissée dans l’ourlet de ses yeux clairs. L’âme de Philippe, aussi sombre que son regard, transpirait à travers ces lignes brouillonnes griffonnées à la hâte. Aussitôt, la jeune fille avait su que ce poète torturé, cet alter-ego, était celui auprès de qui elle voulait finir ses jours. Côte à côte, ils formaient le parfait oxymore. Il était aussi ténébreux qu’elle était rayonnante. La mélancolie de l’un trouvait écho dans l’optimiste de l’autre. Alors qu’elle rêvait sa vie, lui vivait son cauchemar.

En cet instant, la vie était enfin aussi vaste que ses plus inavouables désirs. Son monde se moulait finalement dans l’empreinte des romans qui avaient nourri son imaginaire. Les deux amants, calibrés l’un pour l’autre, l’un contre l’autre, devinrent vite inséparables et l’univers d’Anaïs tout entier ne tenait qu’au fil usé, distendu, que Philippe ne tissait que pour elle.

Parfois, elle l’attendait des nuits entières, sans fermer l’œil, dans l’espoir de l’apercevoir. Chaque jour, elle inventait des mises en scènes qui permettraient à leur amour de croître, des jeux amoureux qui n’avaient pour seul but que de garder en vie le feu ardent qui consumait leurs âmes. Tantôt, elle se montrait sauvage, féroce, même, dévorée par un désir ardent qui enflammait chacun de ses gestes. Puis, subitement, elle retrouvait sa réserve et redevenait cette jeune fille timide que le moindre compliment faisait rougir.

Philippe, amusé et ébloui par la beauté abrupte de son amante, se laissa d’abord prendre au jeu de sa compagne dont il admirait secrètement la liberté. Son éclat avait fini par laisser passer quelques raies de lumière dans son âme de poète dévasté. Pourtant, bien vite, il se lassa de son appétit insatiable. L’optimisme nouveau qu’elle avait fait jaillir dans sa vie lui donna soudain une confiance nouvelle et sa noirceur se laissait peu à peu envahir par l’arc en ciel de couleurs qu’elle peignait chaque jour sur les murs des ombres qui le hantaient.

Anaïs, toute enveloppée qu’elle était dans sa bulle enchantée, n’imaginait pas un instant ce qui se tramait dans l’esprit de son amant. L’amour la rendait si aveugle qu’elle n’avait pas remarqué ses regards exaspérés et ses soupirs dans lesquels toute trace de tendresse avait déserté. Si bien que, quand elle l’attendit en vain ce soir-là, elle se rongea les sangs jusqu’au supplice. Quelque chose de terrible lui était arrivé, c’était certain. Son bien-aimé ne lui aurait pas fait faux bond sans avoir une bonne raison.

La nuit passa sans qu’elle ne puisse trouver le sommeil. L’inquiétude la consumait comme un acide avale sans répit une pièce de métal. Bientôt, un soleil brûlant remplaça la lune blafarde, les heures devinrent des jours et les jours des semaines. Anaïs avait cherché dans tous les recoins possibles une trace de son amour évaporé. Elle appela les hôpitaux et fit de tour de toutes les cachettes qui avaient vu naître leur idylle. D’abord, on s’était vaguement inquiété de la voir amaigrie, le front plissé et l’air soucieux. Mais bien vite, on l’encouragea à se changer les idées, à « voir du monde ». La formule magique « un de perdu, dix de retrouvés » fut de nouveau sur toutes les lèvres. On l’invoquait à tout-va comme on brandit une épée, arme absolue supposée guérir son cœur meurtri. On ne comprenait pas que l’on puisse ainsi gâcher sa jeunesse à poursuivre des fantômes.

Pourtant, quelques mois plus tard, les fantômes avaient gagné. Anaïs avait cessé à tout jamais sa course folle. On l’avait retrouvée, exsangue, au pied de son arbre préféré. Elle avait quitté un monde qui n’était pas à sa hauteur. Elle était partie sans bruit, sans drame et sans une larme.

Elle s’était ouvert les veines, Anaïs, et avec elle, c’était tout un univers qui disparaissait dans une mare de sang. À ses pieds, on avait retrouvé une note froissée, tachée d’encre, sur laquelle on pouvait lire « une de perdue, dix de retrouvées ».

À propos de l'auteur

Papillon

Si tu ne l’avais pas encore compris, j’adore les mots, les gros comme les petits, les mots solitaires et les longues phrases sans ponctuation. Les mots qui riment et ceux qui sonnent faux. Sur ces pages, mes mots se rencontrent. Ils se font une fiesta, avec moi et parfois même sans moi. Peut-être que tu les adoreras, peut-être que tu les détesteras. Dans tous les cas, merci d’être là.

Section commérages

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